« Les utopies marines protestantes« , tel était le thème des journées d’étude qui se sont tenues en février dernier à la Faculté de théologie protestante de Paris.
Ces « utopies marines » sont toutes liées au temps des « troubles de religion », issus des déchirements de la Réforme protestante en Europe. Elles croisent largement l’histoire de la piraterie « moderne ».
Ainsi la flibuste huguenote, encouragée par l’amiral Gaspard de Coligny, dans les années 1550-1570, pour financer « la Cause » protestante. Un peu plus tard, les « gueux de mer » hollandais et les « chiens de mer » au service de la reine Elizabeth, tous courant sus à l’Espagnol papiste. Puis au milieu du XVIIème siècle, on trouve les « dissenters » de la Révolution anglaise, chassés d’Angleterre, construisant aux Caraïbes une société pirate, comme un « monde à l’envers ».
Plus pacifiques, d’autres utopies marines s’apparentent davantage à l’utopie « coloniale« , dans des îles désertes. Un bon exemple de celles-ci est fourni par un ouvrage qui intéresse directement l’histoire des protestants français et du Refuge après la révocation de l’édit de Nantes en 1685.
Ce livre, intitulé « Voyage et aventures de François Leguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales« , a été publié en français à Amsterdam et à Londres en 1707. Des traductions en anglais, en hollandais, en allemand ont paru dans les mois qui ont suivi. De nombreuses autres éditions en français tout le long du XVIIIème siècle attestent du succès de ce récit, qui a été réédité encore, il y a quelques années, aux Editions de Paris* et simultanément en poche chez Phébus.
Le Voyage se présente comme le récit d’une histoire vécue par François Leguat, un huguenot réfugié en Hollande après la Révocation.
En 1690, Leguat embarque avec quelques hommes pour une mission de reconnaissance : il était entré dans les vues de Henri Duquesne, fils de l’amiral de Louis XIV, autre huguenot réfugié, qui avait projeté l’installation d’une colonie réformée aux Indes Orientales, plus précisément aux Mascareignes, plus précisément encore à l’île Bourbon, aujourd’hui La Réunion, rebaptisée « île d’Eden ».
Il débarque en fait à Rodrigue, la plus petite des îles des Mascareignes et va y séjourner deux ans avec ses compagnons, de 1691 à 1693. De là, les huit hommes rejoignent l’île Maurice, où ils auront maille à partir avec les autorités hollandaises. Ils sont alors exilés sur un minuscule îlot rocheux, où ils passent deux années de souffrance, avant d’être transférés à Batavia, aujourd’hui Jakarta en Indonésie.
Un an plus tard, ils réembarquent pour l’Europe, via Le Cap et Sainte Hélène. Ils n’arriveront en Hollande qu’en 1698, après huit années d’exil.
La préface de l’ouvrage introduit le doute sur l’authenticité du voyage de Leguat, en qualifiant le texte de « roman véritable« . Est-ce donc la relation d’un voyage véritable ou une simple fiction ? Recoupant les données du texte avec les sources d’archives, plusieurs historiens ont montré qu’il s’agit bien d’une « histoire vraie ».
L’expédition à Rodrigue est avérée tout comme l’épisode mauricien, en lien avec les projets d’Henri Duquesne de colonisation protestante à l’Ile Bourbon, avec l’appui des Etats-généraux de Hollande. Quant à François Leguat, son existence est bien attestée : il est né en 1638 près de Mâcon, on le trouve réfugié en Hollande en 1689, participant à l’expédition Duquesne en 1690, installé en Angleterre en 1707, où il meurt en 1735.
Reste la question de l’identité entre le héros-narrateur, François Leguat, et l’auteur du livre : est-ce bien Leguat ?
A la sortie de l’ouvrage, en 1707, les contemporains ont attribué à Maximilien Misson la Préface et de larges interventions dans le texte. A l’époque, Misson est un intellectuel en vue du refuge londonien, auteur du Nouveau voyage en Italie (1691), puis de Mémoires et observations faites par un voyageur en Angleterre (1698). Dans ces livres, il apparaît comme le précurseur des voyageurs philosophes des Lumières, violemment anti-catholique et anticlérical. Il est aussi l’auteur du Théâtre sacré des Cévennes paru en 1707, un recueil de témoignages favorables aux camisards, et surtout à ceux qui sont appelés à Londres les « French Prophets ».
Dans son introduction à la réédition du Voyage de Leguat, Jean-Michel Racault confirme l’attribution à Maximilien Misson de la Préface du récit et de nombreuses digressions et interprétations dans le récit de Leguat. Il reconnaît la plume de ce protestant contestataire inclassable dans maints passages du Voyage : les charges critiques contre les Eglises instituées, les autorités établies, la société injuste et corrompue…
En parallèle, on y retrouve le rêve d’un Eden primitif, de la Création à l’état pur, loin des « dégénérations » de l’Europe et de l’histoire, l’utopie d’une communauté sans pasteur, ni hiérarchie et d’une théologie conforme à la « pure et primitive doctrine évangélique ». C’est le modèle de l’île déserte et de la nature pure avec la Bible pure.
Cette utopie marine, née d’une histoire vraie, porte inscrite, en son cœur, la revendication protestante d’une religion libre, concentrée sur l’Evangile du salut par la foi seule.
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* Introduction et notes de J.M. Racault. Suivi de « Recueil de quelques mémoires servant d’instruction pour l’établissement de l’île d’Eden », par Henri Duquesne (1689). Introduction et notes de P. Carile. Ed. de Paris 1995, 270 p.
(Emission du Comité Protestant des Amitiés Françaises à l’Etranger, diffusée sur France-Culture le dimanche 7 mai 2006, à 8 h 25)
par Denis Carbonnier
Lettre N°37
Summary : Maritime Protestant utopias by Denis Carbonnier
This was the theme of a series of lectures given in the Protestant University of Paris in February 2006. These “utopias” are closely connected with the religious conflicts at the time of the Reform movement in Europe. A good example can be found in a recently republished book, “The travels and adventures of François Leguat and his companions in two desert islands in the East Indies”, written by a French Huguenot refugee (formerly issued in 1707 in French in London and Amsterdam, then translated in English, Dutch and German). Their adventures lead them to the islands of Mascareignes (Bourbon, Rodrigues, Mauritius) and to Batavia (today Jakarta). They came back to Holland via the Cape and Sainte-Helen. It is not sure Leguat born in Macon (France) is the real author of the “Voyage”. It could be Maximilien Misson. The “Voyage” advocates an ideal world where it is possible to believe in salvation through faith alone, without suffering from persecution from the authorities in power.