par Frank Lestrigant
Jean de Léry, le premier ethnologue, tel est le titre du livre que vient de faire publier il y a quelques semaines le professeur émérite à la Sorbonne, Frank Lestringant, spécialiste de la littérature des voyages à la Renaissance, notamment vers le Nouveau Monde, du Brésil au Canada, en passant par la Floride.
La carrière de Jean de Léry (né en 1534 et mort en1613), cordonnier bourguignon devenu pasteur, traverse la période des guerres de Religion au milieu des persécutions, dans le souvenir du Brésil visité en 1557, alors que s’implantait, sur les bords du Rio de Janeiro, une éphémère colonie, pompeusement baptisée France Antarctique, c’est-à-dire France Australe.
Jean de Léry est l’auteur de deux livres, l’Histoire mémorable de la ville de Sancerre, qui rapporte un cas de cannibalisme survenu en France dans une ville assiégée quelque temps après la Saint-Barthélemy, et surtout l’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil, si célèbre, si éclatant, si sensible qu’il éclipse tous les autres témoignages de la même époque. Cette Histoire en la terre du Bresil, qui est son chef-d’œuvre, connaît cinq éditions constamment augmentées sur une quarantaine d’années (1578-1613). Elle est bientôt traduite en latin et circule dans l’Europe entière.
L’Histoire d’un voyage faict en la terre du Bresil est le récit d’un témoin dédoublé, témoin intransigeant de la Parole d’une part, et contradictoirement, témoin amoureux d’un monde auquel il n’était pas préparé et au milieu duquel, l’espace de dix mois, il s’est trouvé de plain-pied. Léry condamne, fulmine et déclare inexcusables les Indiens sans écriture et anthropophages aussi bien que ses coreligionnaires oublieux de l’Alliance. Mais l’instant d’après, il regarde, écoute et décrit passionnément. Il est fasciné par la beauté native des Indiennes ou par la mélopée des danseurs chantant la naissance du monde. Il se souvient du temps trop court où l’histoire paraissait suspendue dans sa course à l’abîme.
Durant cet itinéraire de dix mois au pays des Indiens Tupinamba, jamais l’imprécateur et prophète ne l’emporte sur l’observateur, et l’ire de l’homme de Dieu passée, c’est le retour à la sérénité de la description curieuse et complice. Ce parcours s’ouvre et se clôt par la formule de Claude Lévi-Strauss, qui écrivait lors de son arrivée à Rio de Janeiro : « J’ai dans ma poche Jean de Léry, bréviaire de l’ethnologue ». Formule on ne peut plus paradoxale et surprenante, tant il est vrai que le bréviaire est étranger au protestantisme ! Mais formule heureuse, dans la mesure où l’ouvrage de Léry est le compagnon indispensable du lecteur au long cours, qui traverse les étendues et remonte les siècles, muni de cet indispensable compagnon de route, familier, amical et revigorant.
Composé de sept chapitres, qui vont du « pot de beurre », nom que les marins normands donnent au Pain de sucre de Rio de Janeiro, à la vieillesse de Léry retiré en Suisse et remaniant pour la cinquième fois le récit de son voyage dans l’hémisphère austral, le livre de Frank Lestringant Jean de Léry, le premier ethnologue, culmine dans le « topo tupi » qui donne à voir dans ses différents aspects la vie sauvage, libre, généreuse et quand bien même sanguinaire des Tupinamba du Brésil, préférable à bien des égards à l’existence hypocrite et non moins périlleuse des Français de l’époque. Ces impressions de la vie sauvage s’ouvrent sur une odeur de lessive qui, dans les campagnes françaises, évoque pour Léry l’odeur du manioc râpé, se poursuivent par le cannibalisme des Tupi, fort voraces et acharnés dans leurs vengeances, se prolongent dans l’inventaire des végétaux exotiques dont le bois de braise, qui a donné son nom au pays, et, par le détour de la danse chamanistique des Indiens, s’achèvent sur la trilogie familiale, père, mère et fils posant dans le plus simple appareil devant un hamac, et les lois et police civile des Indiens Tupinamba, bien plus humains et plus hospitaliers en vérité que les prétendus chrétiens de l’ancien monde.
Comme Montaigne juste après lui, Léry n’est pas seulement le spectateur nostalgique d’un Éden perdu, mais aussi et contradictoirement le témoin jubilatoire d’un monde, sinon en expansion, du moins en cours de découverte et d’exploration. Prosateur de talent et poète à ses heures, Léry compose enfin pour son coreligionnaire Benoît Alizet, perclus de rhumatismes et malade, des sonnets consolateurs sur le déclin de toute vie humaine.
Disparu il y a un peu plus de quatre siècles, Jean de Léry n’en finit pas de séduire par son style simple, enjoué et parfois polémique. Le lecteur d’aujourd’hui ne peut qu’admirer celui qui écrivait à son retour dans l’Europe pluvieuse et froide : « Je regrette souvent que je ne suis parmi les sauvages ».
Chronique des Amitiés huguenotes internationales, émission SOLAE du dimanche 12 mars 2023, à 8h55.